Extraits du livre de Richard Chartier

OXYGÈNE SANS BOUTEILLE

Géo Plein Air – Les Éditions La Presse

 

 

Pages  260 à 275

 

LE FOND DU CIEL

 

22 DÉCEMBRE 2002. Il y a un bon moment que nous pro­gressons sur le sentier jonché des feuilles mortes de la mi-octobre. La pente est juste parfaite pour nous mettre en jambes et nous tenons un rythme modéré, sachant que la randonnée sera engageante.

À l'approche de la zone alpine, un souffle venu des hau­teurs râpe crûment la cime des arbres et nous fait savoir qui est le boss ici. Nous voyons enfin se dresser l'éperon rocheux - notre route - qui se perd dans une purée grise et épeurante. À droite, à quelques mètres, nous percevons nettement l'ambiance aérienne de King Ravine.

Il neige. À l'horizontale.

Une dernière halte avant la tempête. «Nous y sommes dans dix minutes », annonce Jean-Pierre. Chacun se ca­paraçonne pour l'attaque. Daniel et moi échangeons un re­gard légèrement angoissé, Normand laisse sortir la vapeur de sa chemise avant d'endosser des pelures et Marco, le cadet, trouve tout drôle.

Chacun se parle intérieurement et je me demande si l'idée était si bonne d'accompagner cette bande de cinglés.

Au-delà d'un petit panneau de mise en garde sur les dangers et la fragilité de la zone alpine, nous débouchons enfin dans la rocaille semée de bosquets. Comme à 2000 km plus au nord, la végétation monte à la hauteur de nos chevilles; elle est constituée de saules rabougris, de bouleaux nains et d'essences qui résistent mieux aux brutalités de l'hiver qu'aux pas des marcheurs. Instanta­nément, nous nous retrouvons au-delà de la limite des arbres. La furie des éléments nous agresse.

Entre le calme et la tempête, il n'y a pas un mètre. Il n'y a qu'un pas.

La neige s'immisce partout. Les roches enduites de glace n'accueillent plus nos pieds, elles les menacent. Les bâ­tons de ski sont dès lors utiles. Il nous faut faire un effort pour avancer sans nous faire balayer de côté.

Nous sommes pourtant encore à quelques bonnes cou­dées de l'échine de pierre - nommée arête Durand - qui grimpe dans le ciel, encore plus exposée aux quatre vents.

J'ai la chienne.

Ce n'est pas tant la force du vent que ses changements de vitesse et de direction qui nous désarçonnent.

Il est clair que le vent provient du ravin, ce qui est évi­demment mieux que l'inverse, mais parfois une bourrasque explosive nous pousse vers les dalles toutes proches qui plongent dans quelque chose d'invisible qui doit s'appe­ler la paraplégie ou la mort.

«JP, je pense que ça devient dangereux, on peut partir en l'air comme des plumes, tu le sais aussi bien que moi. Je me réserve le privilège de virer de bord si je pense que ma vie est en danger. »

C'est moi qui ai parlé, grande gueule.

Marco me regarde d'un air sincèrement étonné. Jean-Pierre émet un avis compétent: «Jusqu'ici, ça va.

Si vraiment ça ne passe pas, on va faire marche arrière. »

Je connais Jean -Pierre Danvoye depuis la première hiver­nale au K2, en 1987-1988. Le gars est un athlète accompli doublé d'un montagnard rusé et il a séjourné sur des cimes à plus de 8000 m. Il fait partie des quelques rares personnes que je suis prêt à suivre avec confiance quand il s'agit de mettre un pied en enfer. Comme dans la chan­son de Petula, il veut aller au ciel- il y monte d'ailleurs à l'instant -, mais il ne veut pas mourir. Et il sait comment.

«OK.»

Je ne dirai plus un mot sur le danger, je marche en de­hors de mon champ de compétence. Chacun se ramasse et entreprend d'affronter le géant du mieux qu'il le peut. Les cristaux de neige nous dardent les yeux, c'est insup­portable. Je mets mes goggles et me rends compte, non sans embarras, que je suis le seul à y avoir pensé.

JP' qui a aussi « oublié» ses bâtons, et Marco ne sem­blent pas ennuyés outre mesure. Mais pour Daniel, les yeux à découvert, et Normand, qui porte des verres d'ordon­nance, je suis désolé; ils ne l'auront pas facile.

Les compagnons d'aujourd'hui, autant que nous sommes, avons en commun l'expérience d'avoir fréquenté la haute montagne: Aconcagua, mont Blanc, K2. Cela ne nous empêche pas de tomber plusieurs fois sous la force des éléments.

Nos conciliabules vont au plus coupant, il faut être en voix pour se faire comprendre. Jean-Pierre se tient à deux mains après le poteau et le panneau qui proclame «Air Line Trail ». Voilà un sentier qui porte bien son nom! Plus nous approchons du col des monts Adams et Madison, plus nous sommes isolés, livrés à nous-mêmes. La visibi­lité tombe à peu de chose, le GPS de Normand semble hé­sitant, un vent furieux chargé de neige emporte la com­munication entre la petite machine qui tient dans la main et les machines qui orbitent autour de la Terre.

Jean-Pierre, lui, n'hésite pas. Dans sa tête, il a un «JPS », si vous permettez. Ce gars-là m'étonnera toujours: vous pouvez lui bander les yeux et le trimbaler dans toutes les directions pendant des heures, il vous indiquera le nord avant de recouvrer la vue. À l'approche du col, Danvoye s'en va les mains dans les poches, touriste impénitent. Des vents à écorner les boeufs, il en a vu! Il estime la vitesse du vent à 80 km/h (on ap­prendra plus tard qu'il souffle en réalité à 120-130 km/h, là mon JP t'es moins bon, mais je te reconnais bien).

Jean-Pierre monte complètement dans le col, il regarde à gauche et à droite, curieux, émerveillé, il savoure cet ins­tant de montagne comme s'il s'agissait d'un tableau dans un musée. Pourquoi diable, derrière lui, suis-je obligé d'en faire des bouts presque à quatre pattes?

«Bon, on s'en va à Crag Camp », décide mon vieux com­pagnon d'aventure. Mais ni lui ni Marco ne sont vraiment pressés.

«J'aime assister à l'instant où ça se claire. » Et s'attar­der dans ce lieu effrayant où l'on voit tout le ciel, les nuages et le gros temps venus de l'Atlantique nous entrer direc­tement dedans. J'ai l'impression d'essayer de tenir debout au fond d'un fleuve, j'ai du mal à respirer, moins à cause de la pression qui diminue avec l'élévation qu'en raison d'une simple difficulté mécanique.

Bien avant que ça se dégage et pendant que Normand rengaine son GPS, mister Danvoye nous montre la route. « C'est par là! » Le ciel redevenu transparent, sans pour­tant avoir perdu de sa vélocité, nous confirme la compé­tence de notre guide.

Crag Camp surplombe King Ravine dans le dernier bas­tion de la forêt. Ce n'est pas la première fois que j'arrive ici en passant pour un fou. Le refuge est aussi gros qu'un bungalow et comme il est tracassier d'accès, on n'y dépose pas des cordes de bois en hélico, ce serait un peu trop fort. Crag Camp n'est donc pas chauffé. Un gars et une fille qui n'ont pas osé mettre le nez dehors y grelottent patiemment et nous regardent descendre du ciel comme si nous étions des extraterrestres.

Il ne nous reste plus guère de glucose sous le polar et, ma foi, il fait quasiment plus froid (lire humide) dedans que dehors!

Il faut bien venir en ce lieu infernal - on décrit la Presidential Range comme la plus dangereuse des petites montagnes - pour être obligé d'enfiler sa doudoune à l'in­térieur. ..

Nous discutons de notre plan original qui consistait à traverser jusqu'au mont Washington pour descendre vers Pinkham Notch, ce qui serait un peu téméraire aujour­d'hui. Nous redescendrons plutôt vers le stationnement Appalachia, en bordure de la route de Gorham.

Que nous atteindrons après un (mémorable) séjour de neuf heures dans la montagne.

Ce sera l'heure d'aller en boire une bonne. Ou deux, si on n'a pas à conduire ...

 

GOOD MORNING, AFGHANISTAN!

22 SEPTEMBRE 2001. «Non, je ne suis pas Russe. Non, je ne suis pas Américain. »

Quand on a la tête blonde et les yeux bleus et qu'on fré­quente les routes parfois dangereuses d'Asie centrale, ces deux petites phrases suivies d'un souriant «je suis Canadien» protègent mieux qu'un gilet pare-balles.

Mais elles nous auraient été inutiles dans ce camp d'en­traînement dont nous entendions les crépitements d'ar­tillerie, en bordure de la rivière Kunar. Précisément dans cette province où la grande armée soviétique avait pour la première fois mis le genou à terre et perdu la névralgique voie de communication entre le Tadjikistan et Jalalabad. Dès lors obligée de fréquenter le Panjshir et ses cols coupe-gorge tenus par Ahmed Shah Massoud, l'Armée rouge avait dû un an plus tard renoncer à occuper l'Afghanis tan.

Peu de temps après, au cours de l'été 1990, le - à l'époque - photographe Jean-Pierre Danvoye et moi avons

séjourné clandestinement en Afghanistan grâce à la com­plicité d'une équipe de démineurs commanditée par l'ONU.

Un militaire suédois rencontré dans un bar de l'armée américaine à Islamabad nous avait mis sur la piste. «Il y a des soldats canadiens qui enseignent aux Afghans l'art de déminer le sol. Vous les trouverez au camp de Risalpour, en banlieue de Peshawar. Ils ne peuvent aller mettre à pro­fit leur savoir en Afghanistan, car cela constituerait un acte de guerre. Ils sélectionnent les meilleurs éléments parmi les réfugiés, et l'ONU, par l'intermédiaire de l'opération Salaam, finance les travaux sur le terrain. »

Partis de Peshawar, au Pakistan, nous avons traversé les zones tribales de Mohmand et Bajaur où transitent l'hé­roïne, le haschisch et les armes sortant des fabriques ar­tisanales. Un gouverneur de district nous oblige à prendre une escorte armée, un garçon mal lavé qui s'assoit sur la banquette avant en laissant son arme pointée vers l'arrière, directement sur la personne de Jean- Pierre. La banquette est une boîte de sardines et le photographe, incapable de se tasser, écarte délicatement du bout des doigts le canon menaçant, mais rien n'y fait, la carabine revient toujours à sa position initiale, comme mue par un ressort. Quand le petit soldat nous a quittés en demandant un bakchich, notre chauffeur, monsieur Saboor, comptable des pro­grammes de déminage en Afghanistan et homme de bonne carrure de son état, l'a menacé d'un coup de pied au cul.

Nous sommes entrés en Afghanistan par le col de Nawa, le même qui, raconte-t-on, a vu passer les armées d'Alexandre le Grand de Macédoine, en 325 avant ]ésus­-Christ.

Les Russes avaient laissé derrière eux des milliers d'épaves d'hélicoptères et de chars d'assaut, un nombre in­déterminé - entre 5 et 30 millions - de mines antiper­sonnel et antichars, et un pouvoir fantoche, celui de Najibullah, dont les jours étaient comptés. Sur la route de

Shinkolak, le village que nos hôtes allaient déminer, il n'était pas question de descendre du pick-up pour visiter un fortin éventré ou se dégourdir les jambes, la route étant elle-même un étroit couloir déminé!

Les nuits afghanes étaient si douces que nous dormions à la belle étoile sur des grabats tressés. C'était d'un confort irréprochable, et nous ne nous formalisions pas d'une pe­tite ondée, toujours tiède et trop courte. Ce dortoir à ciel ouvert, compris entre trois longs murets de torchis et la rivière, occupait une scierie équipée de machines tché­coslovaques qui n'avaient rien scié depuis presque 12 ans.

Les délicates opérations de déminage se faisaient entre six heures et midi dans le village abandonné de Shinkolak, 33 km plus au nord.

Pas un chien qui aboyait, pas un chat, pas même un rat; une vache qui eût brouté ici aurait fini par voler en éclats, car le bourg était miné. Une mine antipersonnel venait tout juste d'être débusquée dans ce qui avait été autrefois le bu­reau de poste. Les experts s'apprêtaient à éliminer la bombe en faisant exploser, tout à côté, une charge de dy­namite.

JP jouait avec ses objectifs à baïonnette et ses boîtiers, excité d'avoir de si incroyables photos à faire. Soudain, il constate que le grand-angle dont il a besoin est sur le siège du pick-up, à l'autre bout du village. Il nous avise briè­vement: «Ne commencez pas sans moi, je vais chercher un objectif. » Et avant qu'on ait pu lui répondre, il traverse à la course le champ qui s'étale devant nous. Le voyant faire, nos amis moudjahidine se mettent à hurler, à lui dire de ne pas courir. Mais rien n'y fait, JP traverse le terrain en quelques secondes en suivant scrupuleusement le sen­tier délimité par deux rangées de cailloux qui vont en sla­lomant au gré d'un invisible caprice.

Il revient aussi vite, avec l'objectif en question. Les Afghans sont blancs, sidérés. «Sir, you must not run there! »

Je suis un coureur expérimenté, je ne vais pas tom­ber en faisant ça ... » Mais les démineurs insistent: «Sir, you must not 1 »

JP n'y a plus repensé. Quinze ans plus tard, nous par­lions de cet épisode et je lui ai appris, en ayant toujours pensé qu'il le savait, que le danger qu'il avait couru ce jour là avait été de faire exploser une mine antipersonnel par simple vibration. Au-delà des cailloux du sentier, il n'y avait pas eu nettoyage des mines, pas de quadrillage sys­tématique. Dans sa course, il pouvait à tout moment po­ser le pied à quelques centimètres d'un engin qu'une toute petite vibration, équivalente aux pas d'un enfant, pouvait déclencher.

Câline de nono 1

L'horreur de ces sales et minuscules choses échappe à l'entendement de ceux qui ne vivent pas en territoire de guerre. La mine antipersonnel ne tue pas, elle blesse gra­vement, mutile et devient du coup une arme très efficace pendant un affrontement, car le blessé requiert l'aide de ceux qui combattent à ses côtés. Alors qu'un mort ...

Ouf!

Après le travail, nous revenions au camp pour le dé­jeuner. L'après-midi, sous la chaleur accablante, c'était la sieste. La journée se terminait ensuite dans de longues conversations, des matches de foot ou la lecture du Coran, sans oublier les prières. À la brunante, une génératrice per­mettait d'éclairer le camp. On éteignait tôt, car il fallait se lever à quatre heures du matin.

Malgré ses assises sommaires, le camp permettait une certaine sécurité. La nuit, pendant que dormaient les ar­tificiers du général Kefayatullah - chef de l'opération Salaam -, d'autres, armés de kalachnikovs, montaient la garde.

La région restait dangereuse depuis la fin de l'occupa­tion même si les « partis politiques» qui entretenaient des

 « bureaux » dans la vallée cohabitaient dans une paix re­lative. La Jamiat-i-Islami de Massoud, le Hizb-i-Islami de Gulbuddin Hekmatyar, la Salaffya réformiste branchée sur les Saoudiens ainsi que notre unité de déminage aux cou­leurs officielles de l'ONU devaient toujours craindre l'hu­meur du voisin ou de quelque bande de maquisards.

Au nord-est de Kaboul, ces factions composaient un paysage politique en apparence quasi désert dans un dé­cor aride. Les collines et les vallées de l’Afghanistan, di­sait-on, abritaient au bas mot 800 factions, partis ou grou­puscules. Tous armés. Et désunis.

Des tirs d'artillerie retentissaient, le soir, alors que nous tentions de fermer l'œil.

«Qu'est-ce que c'est? Ai-je demandé au docteur Suliman, notre interprète.

- Ce sont des moudjahidine qui s'entraînent au combat. Jean-Pierre a eu la même réaction que moi: «Nous vou­lons les rencontrer.

- Pas question. Ce sont des fanatiques. Ils sont en­traînés par les Saoudiens. Ils vous tueraient.

- Les Saoudiens?

- Ils ont beaucoup, beaucoup d'argent et ils aident

certains groupes extrémistes. Cet endroit est très dangereux, même pour nous. »

Il nous aura fallu onze ans avant de comprendre que nous avions probablement côtoyé pendant quelques jours un camp d'entraînement financé et dirigé par Oussama ben Laden.

Nos accointances dans la région nous avaient permis de constater que ces exaltés, peut-être des terroristes à l'en~ traînement, n'avaient pas la sympathie des moudjahidine. Une telle attitude, de la part de groupes armés jusqu'aux dents, avait de quoi faire réfléchir et laissait supposer qu'une folie meurtrière animait les camps sous influence saoudienne.

Les Russes avaient laissé Najibullah au pouvoir à Kaboul, auréolé d'une indéniable modernité. Les femmes des villes craignaient de devoir remettre le voile lorsque le régime serait renversé, ce qui ne pouvait beaucoup tar­der. Et le nom des talibans n'était pas encore sur les lèvres en Occident. Dans les campagnes, comme ici dans le Kunar, les femmes se cachaient, n'ayant même plus de champs à biner, les enfants recevaient leur kalachnikov dès que leurs petits bras pouvaient tenir cette arme redoutable, ici et là les épaves des Russes hurlaient à qui voulait l'en­tendre que la technologie de guerre avait été incapable de traverser les siècles pour vaincre le Moyen Âge.

 

DES CLIENTS À 8201 m

TEXTE INÉDIT. C'est arrivé précisément le 26 septembre 2005. Mais bon, je ne veux pas résumer ça trop bêtement. ..

L'échappée belle - il serait temps d'en parler 1 - est une petite mais très spéciale agence québécoise qui vend des voyages d'aventure et de montagne à l'échelle de la planète. Le siège social de la multinationale a dû déménager de Gaspé à Montréal, sans quoi le président de la société au­rait été obligé de s'acheter un hélicoptère avec chauffeur pour pouvoir continuer d'assurer avec efficacité l'inten­dance de ses affaires.

L'entreprise est tellement petite qu'elle tiendrait tout en­tière au sommet de l'Everest qui est - comme tout un cha­cun sait puisque tout le monde y est allé - grand comme un 5 c.

Il faut dire que son président, Jean-Pierre Danvoye, en est aussi le directeur général, le secrétaire, la secrétaire, le chef de la direction, le chauffeur, le go-for, l'homme à tout faire, le mécanicien, la couturière, l'entraîneur, l'accom­pagnateur, l'infirmier, le cuisinier, le sommelier et le guide de haute montagne.

En mettant sur pied son entreprise, JP a d'abord cher­ché, comme il se doit, un slogan efficace et il a trouvé: «Le client a toujours raison. » Mais il ne l'a montré à per­sonne. Il s'est contenté d'appliquer la formule.

Malgré un effectif très, très réduit, les destinations de L'échappée belle sont plutôt nombreuses et ont toutes en commun de comporter une belle et généralement haute montagne et, tout autour, une destination dépaysante et agréable. Et, à chaque petit déjeuner, en altitude comme au camp de base, des délices en provenance de la pâtis­serie De Gascogne accompagnés du meilleur expresso. Les repas sont de calibre gastronomique et s'arrosent de vins millésimés minutieusement choisis. Bref, on a sorti Danvoye de la Belgique, mais on n'a pas sorti la Belgique de Danvoye ...

Aconcagua, Elbrouz, Ama Dablam, McKinley, Kilimandjaro, Kala Pattar, camps de bas~ de l'Everest et du K2, mont Washington et rebelote, chaque voyage étant pré­paré à la carte, en fonction de la demande, il a fallu re­mettre ça, parce qu'une telle, son cousin voulait aussi es­sayer, parce qu'un autre voulait aller ailleurs et plus haut, parce que ces choses-là, on y prend goût. Petits groupes de six ou sept clients, des fois moins, parfois juste deux.

Faut juste être capable de payer. Et de respirer dans l'air mince de la haute altitude. Parce que, détail supplémentaire, le client type de L'échappée belle est dans une forme athlétique. Les mou­mounes vont shopper ailleurs ...

Et parce que les clients sont comme ils sont et que les graphiques de l'entreprise montent toujours, comme sur les meilleurs parquets de la Bourse, ce qui un jour devait arriver est arrivé le 26 septembre 2005 : deux clients et le boss lui-même sont parvenus au sommet du Cho Oyu, 8201 m, sixième plus haut sommet du monde. «En pre­nant des petites puffs d'oxygène à l'approche du sommet, juste pour assurer le minimum, sans exagérer. »

Du coup, Danvoye signait une page d'histoire double.

Une page de l'histoire québécoise de la montagne et une page de l'histoire du tourisme québécois. Car cette réus­site, que le pdg insiste pour ne pas qualifier d'exploit, était la toute première d'une expédition commerciale entière­ment québécoise sur un sommet de plus de 8000 m.

«Je veux montrer qu'il y a des 8000 mètres vraiment très accessibles au commun des vivants», dit-il dans un élan de démocratie alpine. De son succès au Cho Oyu, il ne retient que l'essentiel de la gloire: des gens ordinaires ont «fait» un des 14 sommets mythiques de la planète. «Le Cho Oyu est un 8000 m facile, sans aucune dimen­sion technique. Il n'est pas nécessaire d'être un bon alpi­niste pour parvenir au sommet; il faut seulement être en forme et pouvoir séjourner dans les hauteurs. »

Alors devinez ... il lui a fallu remettre au programme une autre ascension du Cho Oyu. Il prévoit d'ailleurs fêter ses 60 ans en plein là, peut-être même au sommet. On peut lui souhaiter longue vie à l'adresse suivante: jpdanvoye@lechappeebelle.com.

En somme - ou en sommet, eh! - L'échappée belle est un nom qui raconte un peu le personnage, toujours en mouvement, toujours en fuite de ce qui est plat et fade, un beau nom qui donne le goût de partir à sa suite, de courir et de monter.

Surtout un beau non à l'ennui et un pied de nez à l'âge de la retraite.

Le destin de Jean-Pierre Danvoye pourrait être de de­venir la personne la plus âgée à atteindre le sommet de 8850 m. «Mais pour ça, avoue-t-il, je vais devoir attendre. » Encore trop jeune, en effet. Ce sera sans doute comme pour John Glenn, qui est retourné en orbite à 77 ans. S'il est un homme en ce bas monde qui devrait pouvoir at­teindre la cime de l'Everest dans la huitantaine, ce sera Jean-Pierre Danvoye.

J'en fais même la prophétie.

De toute façon, JP, y a pas une maison d'accueil qui va l'accepter! Maudit gigoteux, pas capable de rester en place deux minutes.

Il ira donner des conférences aux p'tits vieux, tiens, ça lui fera un job de centenaire itinérant 1

Exclu du parking des grabataires, il pourra toujours se consoler en se disant qu'il l'a échappé belle!